- Pour François Hollande, la lutte contre le terrorisme est une opportunité pour transformer l’État.
Avant que le président François Hollande en annonce l’abandon, le « Projet de loi constitutionnelle de protection de la nation » [1], voulait introduire deux modifications dans la Constitution : l’insertion d’un article 36-1 relatif à l’état d’urgence et une modification de l’article 34, y insérant une possibilité de déchéance de la nationalité de Français condamnés pour terrorisme.
De par l’inscription de l’état d’urgence et de la déchéance de nationalité, la Constitution est renversée. Elle n’enregistre plus des droits, mais leur abolition. Elle ne pose plus de garde-fous au pouvoir, mais devient l’expression de sa toute puissance. Si la volonté d’introduire l’état d’urgence dans la Constitution s’inscrit bien dans un contexte de démantèlement de l’État de droit, elle ne se résume pas à cette action. Elle nous renseigne sur la forme actuelle de l’État national et plus précisément sur celle de la France. La constitutionnalisation de l’état d’urgence est le symptôme d’une forme d’organisation politique qui inscrit, dans la Constitution, son renoncement à tout un pan de la souveraineté nationale. En effet, l’insertion, de l’état d’urgence et du démantèlement des libertés dans le texte fondamental, témoigne de l’abandon de toute autonomie de la politique intérieure vis-à-vis de l’ordre international de « la lutte contre le terrorisme. »
La double inscription constitutionnelle, à la fois de sa subordination vis-à-vis de la première puissance mondiale et de l’exercice d’un pouvoir sans limite sur ses propres populations, témoigne des deux faces actuelles de l’État national.
Un « régime civil de crise »
Le projet de loi constitutionnelle, déposé à l’Assemblée nationale le 23 décembre 2015, prévoyait d’ajouter à la Constitution un article 36-1 sur l’état d’urgence. Il aurait été placé aux côtés de l’article 36 qui organise « l’état de siège » et répond à une crise grave, guerre ou insurrection armée. L’État de siège permet le transfert des pouvoirs civils de police à l’armée, ainsi que la création de juridictions militaires.
Le texte fondamental contient également l’article 16 qui permet au président de la République de s’octroyer des « pouvoirs exceptionnels », lorsqu’une menace « grave et immédiate » pèse sur « les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux ». Il n’a connu qu’une seule mise en application, pendant la guerre d’Algérie, lors du « putsch des généraux ». Les pleins pouvoirs avaient alors été accordés au président De Gaulle, de fin avril à fin septembre 1961.
Le président Hollande a déploré que ces deux articles ne soient pas « adaptés à la situation que nous rencontrons », contexte qu’il qualifie de « terrorisme de guerre ». Puisque « le fonctionnement régulier des pouvoirs publics n’est pas interrompu et il n’est pas concevable de transférer à l’autorité militaire des pouvoirs » [2], l’état de siège ne peut être appliqué, de même les pleins pouvoirs, par nature temporaires, ne peuvent répondre à une guerre de longue durée contre le terrorisme. Dès lors, afin d’agir « contre le terrorisme de guerre » [3], il estime nécessaire d’instaurer un « régime civil de crise » et de l’inscrire dans la Constitution.
Cet « autre régime constitutionnel » produit une mutation politique. Les pouvoirs d’exception sont habituellement nommés comme tels parce qu’ils sont censés n’être que rarement utilisés et qu’ils sont exorbitants. Cela ne serait plus le cas dans « un régime civil de crise » où ils feraient partie de la quotidienneté. Alors, les nouvelles prérogatives ne peuvent plus véritablement être considérées comme des pouvoirs d’exception, en ce sens qu’elles font partie du régime mis en place par le texte fondamental.
Un contexte de démantèlement de l’État de droit
La volonté de placer dans la Constitution le dispositif de l’état d’urgence ne répond pas, comme l’affirme le gouvernement, à un souci de sécurité juridique. La jurisprudence du Conseil d’État, comme celle du Conseil constitutionnel ou de la Cour européenne des droits de l’Homme, ont parfaitement validé les mesures de l’état d’urgence, telles que prévues dans la loi de 1955.
Le projet présidentiel d’introduire l’état d’urgence dans la Constitution est étroitement lié à la loi du 20 décembre 2015 qui l’a prolongé pour trois mois. Il est aussi en relation avec la loi de réforme pénale « renforçant la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, » promulguée le 3 juin 2016. Celle-ci installe, dans la norme, des procédures faisant normalement partie de l’état d’exception, telles les perquisitions de nuit et des assignations à résidence. La loi du 20 décembre 2015, quant à elle, ne se contente pas de prolonger l’état d’urgence, mais étend considérablement son champ d’application.
Ces deux législations et le dernier projet de loi forment un ensemble cohérent qui, en installant un état d’urgence permanent, a pour objet de s’attaquer frontalement aux libertés privées et publiques. En effet, le projet présidentiel supprime toute sécurité juridique. Il a pour objet, non seulement de constitutionnaliser l’état d’urgence, mais surtout de permettre, dans ce cadre, de nouvelles atteintes aux libertés. En effet, il « gravait dans le marbre », non seulement le principe de l’état d’urgence et ses applications déjà connues, mais surtout la possibilité pour le législateur d’installer, en permanence, de nouvelles dispositions. Ainsi, il offrait la faculté de « renouveler » les « outils » que les « forces de sécurité » pourront utiliser, en violation des droits et libertés. L’État de droit serait démantelé, puisque les règles ne seraient plus fixes et prédéterminées, mais changeraient en permanence selon la lecture subjective que le pouvoir fait de l’évolution des évènements (le danger persistant du terrorisme), ainsi que le choix, libéré de tout contrôle, des mesures annoncées pour y faire face.
Inscrire la déchéance de nationalité dans la Constitution
Dans la première mouture du « projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation », présenté le 23 décembre au conseil des ministres, l’extension de la déchéance de nationalité concerne tous les binationaux, même ceux qui sont nés Français. Selon les opposants, ce texte gravait dans le marbre deux classes de citoyens, les binationaux et ceux qui n’ont que la nationalité française. Le Premier ministre, Manuel Valls propose alors une nouvelle rédaction qui inscrit que la déchéance peut concerner tous les citoyens. À l’Assemblée nationale, une majorité socialiste finit par adopter cette version. Au Sénat, une majorité de droite réintroduit la déchéance pour les binationaux et adopte le nouveau texte le 22 mars 2016. La synthèse devient impossible [4]. Le 30 mars, le président de la République annonce l’abandon du projet de loi.
Cette communication a surpris, dans la mesure où la constitutionnalisation de l’état d’urgence avait été acceptée par une grande majorité des parlementaires, majorité et opposition confondues. Le renoncement à la réforme est uniquement motivé par l’absence d’accord relatif au retrait de la nationalité. La focalisation du gouvernement sur cette question peut sembler étrange, puisque la déchéance de nationalité existe déjà dans le système judiciaire français et que cette procédure a été appliquée à de nombreuses reprises.
Ainsi, entre 1949 et 1967, environ 523 déchéances de personnes de nationalité française ont été prononcées, parmi lesquelles on trouve « de nombreux Français de naissance » [5]
Elle est d’abord prévue par les articles 25 et 25-1 du Code civil [6] et peut être prononcée lorsque la personne a été condamnée pour un crime ou un délit constituant un acte de terrorisme. Elle ne concerne que les binationaux qui ont acquis la nationalité. Cependant, comme la très grande majorité des intervenants l’a oublié, la déchéance de nationalité peut également être appliquée, grâce aux articles 23-7 [7] et 23-8 [8], aux binationaux nés Français.
Cela infirme les justifications, tant du gouvernement que du Conseil d’État, quant aux raisons avancées pour justifier l’introduction de la déchéance de nationalité dans le texte fondamental, eu égard au risque d’inconstitutionnalité qui pèserait sur une loi ordinaire, alors que les législations existantes produisant le même résultat, n’ont jamais été remises en cause par le Conseil constitutionnel. Cependant, la constitutionnalisation de la déchéance sort la nationalité du droit civil, pour en faire un domaine législatif particulier. La personne juridique est dissociée, la jouissance de la nationalité se détache de sa propriété. Le citoyen peut jouir de sa nationalité à condition qu’il en fasse bon usage, une utilisation encadrée par le gouvernement.
L’enjeu de l’inscription de la déchéance dans la Constitution
Le débat sur le projet de loi s’est focalisé sur la déchéance de nationalité car cette question fait immédiatement penser aux lois du régime de Vichy. Dans ce cadre, 15 154 personnes ont été touchées dont près de 45 % étaient juives. La référence aux lois de Vichy est d’autant plus pertinente que la déchéance de nationalité pourrait également prendre actuellement un caractère de masse, à travers l’extension prévue de ses conditions d’application, telle qu’elle résulte des réécritures successives du projet. Dans sa dernière mouture, la déchéance pouvait être prononcée, non seulement pour des crimes de terrorisme, mais aussi pour des délits. Ainsi, la déchéance aurait pu être prononcée à l’encontre d’un Français condamné pour « apologie du terrorisme. »
Selon le quotidien Le Monde, le ministère de la Justice a recensé 255 affaires d’apologie du terrorisme durant le mois qui a suivi les attentats de novembre 2015. Les chiffres sont semblables pour le mois de janvier 2016. Il s’agit d’apologies qui n’en sont pas. Parmi nombre de cas jugés, la frontière est en effet ténue avec la provocation à l’égard des forces de l’ordre. Ces affaires ont été expédiées en comparutions immédiates.
Par exemples, le 2 décembre 2015, à Lunel (Hérault), un multirécidiviste sortant ivre de boîte de nuit a écopé d’un an ferme, pour un vol de portable, insultes et pour avoir crié « je suis Salah Abdeslam, ainsi que « vive Daech », devant des commerçants médusés. Aux abords de la gare de Lille-Flandres lors d’un contrôle d’identité, le 17 novembre 2015, un homme, ivre menace de « tout faire péter » et dit que « François Hollande n’aurait pas dû bombarder la Syrie » : deux mois ferme [9].
L’apologie consiste à justifier le terrorisme, à le présenter sous un jour favorable ou à l’encourager. Cependant, grâce à la nouvelle loi, des journalistes ou citoyens pourraient être poursuivis, pour avoir, par exemple, partagé une vidéo, mise en ligne par une organisation désignée comme terroriste ou donné la parole à des membres de réseaux politiquement diabolisés. Ainsi, cette incrimination permettrait de condamner et accessoirement de retirer sa nationalité, à des opposants à la politique étrangère de la France en Syrie, Libye ou Palestine.
On se retrouve alors dans une situation qui fait penser à la France de Vichy et la loi du 23 juillet 1940 qui prévoyait la déchéance de la nationalité pour les Français engagés auprès du Général De Gaulle.
Deux aspects complémentaires de la souveraineté
Le président Hollande abandonne provisoirement la constitutionnalisation de l’état d’urgence, une réforme importante déjà envisagée par le Comité Balladur en 2007, suite à une absence d’accord sur les modalités de la déchéance de nationalité. Lier étroitement les deux choses pourrait surprendre. Cependant, la constitutionnalisation de l’état d’urgence et l’inscription de la déchéance de nationalité dans le texte fondamental se réfèrent à deux aspects indissociables de la souveraineté, d’une part, sa réalité effective, l’exclusivité de la décision politique, et d’autre part, son existence symbolique, la « souveraineté du peuple » [10].
Constitutionnaliser l’état d’urgence, enregistrer dans le texte fondamental, ce que François Hollande nomme un « régime civil de crise », consacre un abandon de souveraineté. En effet, est souverain celui qui décide d’une situation exceptionnelle. Comme l’a développé Carl Schmitt, « c’est l’exception, là où la décision se sépare de la norme juridique qui révèle mieux l’autorité de l’État » [11]. Si les pouvoirs exceptionnels sont inscrits dans la Constitution, ils échappent alors à la décision politique proprement dite, car ils font partie intégrante de la norme, celle-ci ne se distinguant plus de sa dérogation.
Renoncer à la pleine décision politique dans le cadre de la lutte antiterroriste, afin de l’abandonner à un ordre international organisé par la puissance dominante, nécessite que soit également remis en cause l’aspect symbolique du pouvoir national, son institution par le peuple. La structure impériale est un ordre de fait qui s’affranchit de tout mécanisme de reconnaissance populaire. La possibilité d’un retrait de la nationalité de Français, condamnés pour terrorisme, est un renversement du caractère symbolique de la souveraineté, c’est donner au gouvernement la prérogative d’instituer le peuple et de se fondre dans un ordre international qui ne laisse aucune place à la reconnaissance des populations.
Un renversement de la notion d’état d’urgence : de la dénégation au déni
L’état d’urgence contenu dans la loi de 1955, une législation de circonstance, a permis au gouvernement français de ne pas déclarer l’état de siège lors de la guerre d’Algérie. Elle lui a permis de ne pas considérer les résistants comme des combattants, mais bien comme des terroristes et de les traiter comme des criminels.
La volonté actuelle repose sur le souci inverse, celui de considérer des actions criminelles, les attentats terroristes, comme des actes de guerre ou plutôt d’effectuer une indifférenciation entre les deux. La fusion opérée entre droit pénal et droit de la guerre s’inscrit dans une tendance qui débute avec les attentats du 11/9 et la « guerre contre le terrorisme » du président Bush.
Le renversement, opéré entre la loi de 1955 et la conception actuelle de l’état d’urgence, est le passage de la dénégation d’une action de résistance et de son caractère politique, afin de la criminaliser, à une opération de déni, à une confusion entre attentat terroriste et acte de guerre, telle que l’expression de François Hollande « terrorisme de guerre » l’illustre parfaitement. Il en est de même en ce qui concerne le remède proposé : un « régime civil de crise » afin de faire face à une nouvelle forme de guerre. S’opère ainsi une indistinction entre crime et hostilité, entre intérieur et extérieur de la nation.
En ce qui concerne la guerre d’Algérie, la dénégation a du laisser la place à une reconnaissance politique des résistants algériens. Elle s’est révélée comme un acte de refoulement du politique qui ne pouvait être que temporaire. La procédure demeurait ainsi dans le sens originaire de l’état d’urgence, une situation exceptionnelle limitée dans le temps.
Il en va tout autrement en ce qui concerne la conception de l’état d’urgence, telle qu’elle est conçue dans la loi du 20 novembre 2015 et dans le projet de constitutionnalisation. La fusion opérée entre crime et acte de guerre n’est pas une opération de circonstance devant ensuite faire place à un processus de différentiation et à un retour du politique. Au processus de dénégation s’est substituée une procédure psychotique, un processus constant d’indifférenciation entre procédure pénale et gestion de l’hostilité, entre criminel et ennemi, entre intérieur et extérieur de la Nation, fondant cette dernière dans une forme internationale d’organisation du pouvoir.
L’État policier forme post-moderne de l’État national
De par l’insertion de l’état d’urgence, la Constitution acquiert une fonction pénale et le droit pénal devient constituant. La Constitution est renversée. Elle n’est plus inscription de droits, mais bien de leur déchéance. Elle enregistre la toute-puissance du pouvoir, particulièrement celle de son appareil policier.
Le Conseil d’État ne s’y est d’ailleurs pas trompé dans son avis sur projet gouvernemental de constitutionnaliser l’état d’urgence. Pour le Conseil, le texte « n’est pas une simple clarification » de la loi de 1955, il présente « un effet utile » pour donner « un fondement incontestable » aux mesures de police, pour « les soumettre exclusivement au contrôle du juge administratif » et non pas au juge judiciaire [12]. La constitutionnalisation de l’état d’urgence permettrait de légitimer le travail de la police et de lui donner les coudées franches, puisqu’elle serait soumise uniquement au juge administratif qui n’a ni les moyens, ni l’autorité pour exercer une telle surveillance. Ce faisant, le texte fondamental enregistre et légitime également le résultat de l’ensemble des réformes de la justice, la liquidation du juge d’instruction.
La constitutionnalisation de l’état d’urgence est l’enregistrement d’un processus de démantèlement de l’État de droit qui fait de l’appareil policier le noyau de l’État national. Ce qui ne signifie pas que cette forme d’État garde, à ce niveau, une indépendance réelle. Si la prérogative du maintien de l’ordre reste de son ressort, contrairement à la guerre, à la monnaie ou à la politique économique, les polices européennes sont organisées directement par le FBI. Non seulement, la police fédérale états-unienne organise les équipes mixtes d’intervention, mais grâce à ses initiatives, elle est parvenue aussi à influencer fortement les législations européennes, tant nationales que communautaires et cela dans les domaines de l’interception des communications, du contrôle du Net, de la création de nouvelles incriminations spécifiant le terrorisme, ainsi que sur les réformes des appareils policiers et judiciaires.
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