Partager la publication "Un roman russe : Alep que du nouveau !"
« Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis » a-t-on coutume de dire dans le langage commun ! En 1999, beaucoup, et surtout aux États-Unis parmi l’élite brillante, tenaient au mieux Vladimir Poutine, l’ex-lieutenant-colonel du KGB, pour un personnage terne, au pire pour un pantin. En 2016, selon le classement du magazine Forbes, il reste l’homme le plus puissant du monde devant Donald Trump, Angela Merkel, le président chinois Xi Jinping et le pape François. Quelle évolution de la perception américaine sur l’actuel président russe ! La comparaison est cruelle pour Barack Obama qui, lors de sa dernière conférence de presse (16 décembre 2016), n’a pas de mots assez durs pour critiquer la Russie qu’il qualifie de « petit pays », stigmatiser son homologue russe qu’il accuse de tous les maux de la terre (cyberattaques), surtout pour son action en Syrie1.
Il est vrai que, toutes considérations humanitaires mises à part (et elles ne sont pas négligeables dans une guerre aussi longue2), l’engagement massif de Vladimir Poutine dans le conflit syrien a radicalement changé la donne stratégique et politique en moins de deux ans (Cf. la reprise d’Alep et d’autres parties du territoire). Il conduit à marginaliser ostensiblement Washington et ses affidés contraints à organiser d’improbables et inutiles conférences à Paris3 et ailleurs entre bienpensants, idiots utiles. Loin de constituer une surprise pour ceux, trop rares encore par ces temps de panurgisme médiatique, qui veulent bien aller au-delà de la vulgate officielle, ce résultat a été obtenu grâce à la conjugaison harmonieuse, sur une période de cinq années, de quatre facteurs sur lesquels il convient de s’arrêter pour en tirer la conclusion qui s’impose4.
UNE STRATÉGIE PÉRENNE : LE CAP DU NAVIRE
Avec le sens de la logique et du cartésianisme qui nous fait tant défaut, Moscou définit d’abord un cadre conceptuel global qu’il décline autour de quelques principes généraux et concrets. Et chose importante, il s’y tient depuis sa décision de s’impliquer dans les affaires du Proche et du Moyen-Orient, en général et de la Syrie en particulier.
La définition d’un cadre conceptuel global. Durant ces cinq dernières années, force est de reconnaître à Vladimir Poutine constance et cohérence dans la stratégie globale qu’il adopte depuis le début des « révolutions arabes » et dans la stratégie suivie plus spécifiquement sur le dossier syrien. Elle est sous-tendue tant par la défense des intérêts de sécurité de Moscou que par les leçons tirées de l’affront subi sur le dossier libyen (abstention sur la résolution 1973 du Conseil de sécurité conditionnée par le refus d’un changement de régime à Tripoli). Comme toute puissance digne de ce nom, la Russie travaille dans plusieurs directions complémentaires sans négliger les moins importantes.
La déclinaison autour de quelques principes. Il s’agit pour Moscou de stabiliser le régime syrien pour prévenir une déflagration nationale et régionale (Cf. l’éclatement de la Libye et ses conséquences régionales), d’éviter la propagation du virus islamiste dans le Caucase et sur son territoire, de renforcer durablement sa présence militaire en Méditerranée, de damer le pion aux États-Unis (la vengeance est un plat qui se mange froid, dit-on) ; de ridiculiser l’Union européenne et ses innombrables gadgets pour technocrates en mal de sensations fortes, telle que la PESD ; d’apparaître comme le défenseur acharné des chrétiens d’Orient et des autres minorités persécutées… Et en dernière analyse, la Russie veut démontrer, en particulier à destination de Washington, qu’elle redevient un acteur incontournable qui compte sur la scène internationale après une longue éclipse consécutive à l’effondrement de l’Union soviétique. Dans l’Histoire, l’humiliation apparait souvent comme l’un des meilleurs ressorts du sursaut national.
Mais, la plus brillante stratégie n’est d’aucune utilité si elle n’est pas servie par une tactique qui soit de la même veine.
UNE TACTIQUE PARFAITE : LA ROUTE DU NAVIRE
Dans des situations aussi complexes que le conflit syrien, il n’existe pas de solution miracle. Moscou puise dans sa boîte à outils, l’outil diplomatique et l’outil militaire.
L’utilisation de l’outil diplomatique. Durant ces cinq dernières années, Moscou manie alternativement et concurremment, avec une parfaite dextérité, l’outil diplomatique et militaire. « La diplomatie sans les armes, c’est la musique sans les instruments » avait coutume de dire le chancelier Bismarck. Pour ce qui est de la diplomatie, le maître de cérémonie, Sergueï Lavrov est orfèvre en la matière, bénéficiant d’une longévité dans sa fonction ministérielle servie par une longue expérience diplomatique onusienne incomparable. Il pratique une clairvoyante diplomatie d’inclusion, discutant avec Américains, Iraniens, Israéliens, Saoudiens, Turcs, voire rebelles syriens5… dans la plus grande discrétion. Il parvient à stopper in extremis une intervention occidentale en 2013 (Cf. le franchissement des fameuses « lignes rouges » par le régime de Bachar Al-Assad) en faisant adhérer la Syrie à la convention d’interdiction des armes chimiques (CIAC).
L’utilisation de l’outil militaire. Mais « que vaut une diplomatie qui s’appuie sur des baïonnettes émoussées ? » écrivait notre dernier ambassadeur à Berlin avant le début de la Seconde Guerre mondiale, Robert Coulondre. Et, il sait de quoi il parle. S’agissant du sabre, Vladimir Poutine ne lésine pas sur les moyens pour parvenir à ses objectifs clairement définis. C’est bien connu : qui veut la fin, justifie les moyens. Tous les matériels derniers cris des trois armes sont de sortie pour la circonstance. Et la démonstration de force est impressionnante, obligeant Américains et Turcs à se tenir sur la réserve au sol et dans les airs (Cf. les excuses du président turc après avoir abattu un avion russe dans l’espace aérien syrien au prix de la reprise du dialogue bilatéral et après l’assassinat de l’ambassadeur de Russie à Ankara). On n’est jamais si bien servi que par soi-même. Il démontre ainsi aux pays arabes qu’il n’est pas homme à abandonner ses alliés dans la tourmente comme d’autres l’ont fait.
Pour façonner les relations internationales à son image tel un artisan, il faut être servi par une volonté à toute épreuve. Nous touchons ainsi au quatrième facteur qui fait le succès de la politique russe en Syrie au cours des derniers mois et des dernières semaines.
UNE VOLONTÉ INÉBRANLABLE : L’HORREUR DU VIDE
La force de l’action russe tient à la conjugaison de deux facteurs importants : l’ignorance de l’incessant tapage médiatique et l’importance d’une volonté inébranlable
L’ignorance du brouhaha médiatique. Durant ces cinq dernières années, rien n’a fait dévier le maître du Kremlin de sa trajectoire initiale quoiqu’en disent ses plus fidèles détracteurs, en particulier certains éditorialistes du quotidien Le Monde6. « De minimis non curat praetor » pourrait être sa devise. Pendant que les chiens occidentaux aboient, la caravane russe passe. Aux Occidentaux le buzz médiatique inutile et les déclarations à l’emporte-pièce7, signe d’impuissance8 ; aux Russes la discrétion obligée et les rencontres utiles, symbole de puissance. La diplomatie russe garde le cap. Elle sait qu’une fois l’émotion médiatico-politique passée, la communauté internationale se révèle très vite fantomatique pour résoudre les problèmes. La diplomatie du tweet et du hashtag ne fait pas partie de l’alpha et de l’oméga du savoir-faire diplomatique russe, pour son plus grand bien. Elle laisse le soin aux Occidentaux de pratiquer la diplomatie de l’essuie glaces (un évènement chasse l’autre). Elle sait aussi que la géographie et l’histoire ne s’abolissent pas d’un simple coup de baguette magique.
L’importance d’une volonté inébranlable. Ne dit-on pas que les volontés faibles se traduisent par des discours, les volontés fortes par des actes ! Et, c’est bien là le nœud du dossier syrien, de la désignation des gagnants et des perdants. La volonté est l’intelligence et l’intelligence est la volonté. Cette volonté est servie par une forte dose de réalisme, de sang-froid et de pragmatisme. Les Occidentaux s’acharnent à décrypter l’Orient compliqué, la Syrie complexe avec leur grille de lecture parce que leur idéalisme aveugle trop souvent leur réalisme géopolitique. Ils misent sur une défaite rapide de Bachar Al-Assad, sur l’émergence d’une opposition modérée introuvable. Ils assistent impuissants aux attentats terroristes qui les frappent en plein cœur de leurs capitales, jusque et y compris à Berlin9. Qu’en est-il aujourd’hui ? La réponse est dans la question. Grâce à une volonté de fer (utilisation du veto10), Vladimir Poutine a démontré au monde sa capacité de projection diplomatique et militaire insoupçonnée. Il en est récompensé au détriment des pays occidentaux versatiles.
Comme l’argent est le nerf de la guerre, des moyens adaptés sont cruciaux pour jouer dans la cour des grands. Le principal de ces moyens n’est autre que l’intelligence sans omettre de mentionner le bon sens.
DES MOYENS ADAPTÉS : LE PRIMAT DE L’INTELLECT
Pour couronner le tout, les dirigeants russes ont su gagner deux batailles cruciales (perdues par leurs homologues occidentaux) : celle du réalisme et de l’adaptation, d’une part et celle de l’intelligence concrète.
La bataille du réalisme et de l’adaptation. Durant ces cinq dernières années, la Russie met à disposition de sa diplomatie mais aussi et surtout, de son armée, tous les moyens nécessaires pour gagner la bataille d’Alep et de la Syrie toute entière. Ce que les dirigeants occidentaux – en dépit de leurs dispositifs de surveillance nombreux et sophistiqués – ne comprennent qu’avec retard et mauvaise foi criante. Mieux encore, les Russes font preuve d’initiative, d’audace qui prennent de court leurs homologues occidentaux (Cf. adoption d’une déclaration à trois du 20 décembre 2016 avec l’Iran et la Turquie visant à mettre fin au conflit en Syrie au nez et à la barbe des Occidentaux11). Ils sont là où personne ne les attend. Au-delà des indispensables moyens matériels et humains (évoqués ci-dessus) pour changer le cours des choses (la fin imminente du régime de Bachar Al-Assad), Moscou excelle dans le maniement de la palette intellectuelle, en un mot dans le professionnalisme diplomatique qui fait tant défaut aux dirigeants occidentaux qui brillent par leur amateurisme (la diplomatie du perron et de la compassion)12. Et c’est bien là que le bât blesse depuis déjà plusieurs années.
La bataille de l’intelligence concrète et efficace. Les Occidentaux semblent tétanisés dans leur appréciation objective de la réalité. Leur présentation totalement déformée de la réalité est abyssale, et cela après cinq années de conflit, ce qui aurait dû leur déciller les yeux. Sur quoi cela débouche-t-il ? Sur une défaite intellectuelle et morale qu’ils n’ont pas vue ou voulu voir venir au cours des derniers mois. La bataille d’Alep est particulièrement significative à cet égard13. Pour se convaincre de cet état de choses, s’il en était encore besoin, il suffit de prendre connaissance de la dernière analyse de la situation mondiale de Zbigniew Brzezinski14. Elle est confondante de simplisme, d’approximations et de sentiment injustifié de supériorité d’une Amérique déclinante. Ses cinq vérités sont autant d’erreurs grossières d’appréciation des rapports de force dans le monde actuel. Et, il passe pour un penseur des relations internationales de premier plan. Que penser des autres ? Les Russes, eux, s’en tiennent à la simplicité, à la constance et à la cohérence de leur action internationale.
Si « le XXIe siècle diplomatique reste à inventer »15, le moins que l’on soit autorisé à dire est que les Russes ont déjà apporté leur pièce à un édifice dont on ne devine pas encore les contours généraux. Dans cette ouvre de longue haleine, les Occidentaux y font office au mieux de figurants (Américains) au pire d’idiots utiles (ses plus fidèles alliés dont la France).
EN GUISE DE PÉRORAISON
Pour les véritables experts en relations internationales (voir en particulier les déclarations constantes de l’ex-ministre des Affaires étrangères français, Hubert Védrine sur le sujet) et non les « toutologues » qui sévissent sur les plateaux des télévisions d’information (d’abrutissement) en continue, la conjugaison de ces quatre facteurs dans le temps et dans l’espace porte un nom très simple : politique étrangère. Ni plus, ni moins ! Politique étrangère dont les linéaments sont traditionnellement fixés par le chef de l’État et dont la mise en œuvre au quotidien par le ministre des Affaires étrangères porte un nom aussi simple : diplomatie. La force de la Russie sur le dossier syrien tient au respect de cette dichotomie fondamentale que les Occidentaux ont eu trop tendance à oublier au cours des dernières décennies. Erreur fatale s’ajoutant à leur manichéisme16.
Lorsqu’on a fixé un cap, on s’y tient ! C’est ce que le tandem Poutine-Lavrov comprend parfaitement et met en musique avec brio, loin du tapage médiatique et de l’humanitarisme bêlant17. Cette stratégie porte rapidement ses fruits sur les terrains militaire et diplomatique. Elle est à mettre en regard de la versatilité, de l’inconstance et, finalement, de l’impuissance occidentale sur ce même dossier comme sur tant d’autres. Parfois, les méthodes anciennes ont encore du bon dans la sphère internationale. Nos dirigeants politiques occidentaux, drogués qu’ils sont à la communication, devraient s’en souvenir si tant est qu’ils veuillent bien accepter un jour de tirer les leçons de leur étrange défaite en Syrie. Avec ces derniers développements, Vladimir Poutine vient d’écrire un nouveau chapitre d’un roman russe : Alep que du nouveau !
Guillaume Berlat
1 Gilles Paris, Cyberattaques : Obama accuse Poutine, Le Monde, 18-19 décembre 2016, pp. 1-2.
2 Philippe Marlière, Aux ratiocineurs assado-poutiniens de France et d’ailleurs, Le blog de Philippe Marlière, www.mediapart.fr , 15 décembre 2016.
3 Guillaume Berlat, France, Syrie, Russie : n’importe quoi…, www.prochetmoyen-orient.ch , 17 octobre 2016.
4 Guillaume Berlat, L’étrange victoire ou les 7 clés du succès russe en Syrie, www.prochetmoyen-orient.ch , 25 avril 2016.
5 Marie Jégo, Le meurtre d’un diplomate russe fragilise Erdogan, Le Monde, 21 décembre 2016, p. 4.
6 Alain Frachon, Alep, après la chute, Le Monde, 16 décembre 2016, p. 20.
7 Richard Labévière, Alep : SOS propagande !, www.prochetmoyen-orient.ch , 19 décembre 2016.
8 Lénaïg Bredoux, Depuis 2013, la France s’est condamnée à l’impuissance, www.mediapart.fr , 14 décembre 2016.
9 Correspondants, Après l’attentat de Berlin, Angela Merkel affronte les critiques, Le Monde, 22 décembre 2016, pp. 1-2-3 et 23.
10 L’ONU, cinq ans d’impuissance face au chaos syrien, Le Monde, 20 décembre 2016, pp. 1-2-3.
11 Isabelle Mandraud, La Russie, l’Iran et la Turquie scellent leur entente sur la Syrie. Moscou réaffirme que la priorité n’est pas le changement de régime, Le Monde, 22 décembre 2016.
12 Bertrand Badie, Les impasses occidentales en Syrie, The Conversation, 12 décembre 2016.
13 Caroline Galactéros, La bataille d’Alep ou la déroute de la diplomatie occidentale en Syrie, www.lefigaro.fr/vox , 8 décembre 2016
14 Zbigniew Brzezinski, Vers une nouvelle donne mondiale, Commentaire, n° 156, hiver 2016-2017, pp. 777-781.
15 Dominique de Villepin, Mémoire de paix pour temps de guerre, Grasset, 2016, p. 665.
16 Caroline Galactéros, « À Alep, sortons enfin des vues manichéennes », www.lefigaro.fr/vox , 16 décembre 2016.
17 Bernard-Henri Lévy, Alep, une honte profonde et indélébile, Le Monde, 18-19 décembre 2016, p. 27.
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