« Après la Seconde Guerre mondiale, la peur de l’expansionnisme soviétique et l’infériorité des forces de l’OTAN par rapport au Kominform conduisirent les nations d’Europe de l’Ouest à envisager de nouvelles formes de défense non conventionnelles, créant sur leur territoire un réseau occulte de résistance destiné à œuvrer en cas d’occupation ennemie, à travers le recueil d’informations, le sabotage, la propagande, la guérilla [...] À la lumière des événements récents et significatifs qui ont bouleversé l’Europe de l’Est, le gouvernement s’impose de revoir toutes les dispositions en matière de guerre non orthodoxe et de promouvoir toute initiative propre à vérifier, tant sur le plan politique que sur celui de la technique militaire, l’actuelle utilité et la validité des systèmes de protection du territoire national ».
Les révélations fracassantes de Giulio Andreotti débouchèrent sur une pénible question : tout au long de la guerre froide, les démocraties occidentales ont-elles été manipulées par les services spéciaux de l’Alliance atlantique, au point que la démocratie elle-même n’aurait été qu’un simulacre ? Pour y répondre, des commissions d’enquête parlementaires ont été constituées en Italie [1], en Suisse [2] et en Belgique [3]. Le résultat de ces investigations [4] est si pénible que d’autres États, comme la France, ont préféré s’enfoncer dans la dénégation.
L’existence des stay-behind était pourtant un secret de polichinelle. En 1952, la presse allemande avait révélé les activités d’un groupe d’extrême droite, le Bundesdeutscherjungend, dont les militants, armés par les services secrets de l’Alliance atlantique, préparaient l’assassinat des principaux leaders de la gauche en cas d’invasion soviétique. L’Alliance entendait ainsi prévenir la constitution d’un gouvernement fantoche imposé par l’Armée rouge.
Le réseau stay-behind est mentionné, en 1976, dans le rapport de la commission d’enquête parlementaire américaine sur la CIA présidée par le sénateur Frank Church [5]. Des informations plus précises ont été rendues publiques, en 1978, par l’ex-chef des stay-behind et ex-patron de la CIA, William Colby, dans son autobiograhie [6]. De nombreux détails ont été publiés, en 1982, par le colonel Alfred H. Paddock [7], ancien commandant du 4e Groupe d’action psychologique. Toujours en 1982, l’enquêteur du Bureau des investigations spéciales [8], John Loftus, a révélé les conditions de recrutement des stay-behind parmi les agents nazis. Le journaliste et historien Gianni Flamini a décrit leur action en Italie dans son monumental ouvrage [9] (1981 à 1984). Enfin, la redéfinition des actions du stay-behind a été officiellement analysée lors d’un colloque organisé, en 1988, par l’US National Strategy Information Center [10].
Aussi abondante qu’elle soit, cette documentation reste parcellaire et donne une image biaisée du système. Des documents du département d’État américain, ultérieurement déclassifiés et publiés, la complètent utilement et font apparaître un dispositif global d’ingérence dans la vie démocratique des États alliés bien plus large que les seuls stay-behind.
Retracer la formation et l’histoire du plus secret des services secrets n’offre pas seulement un intérêt rétrospectif pour la face cachée de la politique occidentale depuis 1947. Ce service, dont l’existence n’a été reconnue que pour affirmer qu’il appartenait au passé, ne serait-il pas toujours actif ? Alors qu’il était censé n’avoir jamais existé, il a officiellement été dissous trois fois : d’abord en 1952, puis en 1973, enfin en 1990. Et, s’il est toujours actif, manipulant en sous-main les institutions publiques, les démocraties occidentales ne sont-elles que des leurres ?
Cette opération débuta en Italie avec le retournement du chef des escadrons de la mort (Decima Mas), le prince Valerio Borghese, qui révéla les noms de ses agents pour les sauver. Puis elle fut conduite dans tous les territoires anciennement occupés par le Reich. Ainsi, les stay-behind français furent identifiés et recrutés après le retournement du secrétaire général de la police, René Bousquet. À la capitulation de l’Axe, l’opération fut étendue à l’Allemagne elle-même jusqu’à retourner le général Reinhard Gehlen, ex-chef du service secret de la Wehrmacht sur le front de l’Est. Après dix mois de « traitement » aux États-Unis par Frank G. Wisner, Gehlen fut amnistié et se vit confier la création et la direction du Bundesnachrichtendienst (BND), le service secret de l’Allemagne fédérale [12]. L’opération fut planifiée par Allan Dulles, alors chef de poste de l’OSS à Berne. Il s’appuya sur les contacts informels qu’il avait eus, depuis la mi-1942, avec deux tendances du parti nazi en vue de conclure une paix séparée [13]. Les agents nazis, fascistes et oustachis, dont les fonctions étaient publiques ne pouvaient être réemployés en Europe. Ils furent donc déplacés en Amérique latine où ils pouvaient être utilisés. Leur exfiltration fut réalisée par le Saint-Siège, qui partageait leur logique, sous la responsabilité de Mgr Giovanni Battista Montini [14]. En France, le tri des agents de nationalité allemande fut opéré au camp d’internement du Coudray-Morancez (Eure-et-Loir), sous le couvert du séminaire de l’abbé Franz Stock [15].
En 1946, le président Harry S. Truman s’attela à la reconversion de l’économie et des institutions de guerre américaines. Prenant acte des difficultés que son pays avait rencontrées pendant la Seconde Guerre mondiale, il décida de doter les États-Unis d’une industrie de guerre et de services secrets permanents. Cette décision était légitime au regard de l’improvisation dans laquelle son pays s’était trouvé pendant le conflit, elle révélait aussi la difficulté de reconvertir l’énorme machine de guerre américaine à l’économie de paix. Truman dut faire face à de vives oppositions politiques, des deux bords, pour faire entériner sa décision. Selon les préconisations du général William J. Donovan, directeur de l’OSS, la nouvelle Agence centrale de renseignements (CIA) devait se substituer partiellement aux services de la Marine, de l’Armée de terre, et du Secrétariat d’État. Elle ne devait pas se contenter de recueillir des renseignements, mais devait aussi pouvoir agir à l’étranger, en violation de la souveraineté des États. Si Truman valida la première proposition, il renonça à la seconde. Officiellement, le National Security Act, validé par le Congrès en 1947, pérennise en temps de paix un dispositif militaire général qui comprend une agence de renseignements extérieurs, la CIA, dénuée de toute compétence pour conduire des « opérations spéciales ». L’Organisation Gehlen en Allemagne et le réseau stay-behind dans toute l’Europe n’avaient donc plus de raison d’être et auraient dû être démantelés.
Néanmoins, à l’occasion de débats sur les conditions d’occupation de l’Allemagne vaincue, la conférence des ministres des Affaires étrangères à Moscou montra qu’il était impossible aux pays tiers de ne pas se positionner dans le conflit USA-URSS. La première, la France choisit son camp, celui des Anglo-Américains. C’était le début d’une guerre non déclarée et sans opérations militaires conventionnelles, la guerre « froide ». Revenant illégalement sur la décision du Congrès, Harry S. Truman institua en secret un nouveau service pour conduire des opérations de guerre en temps de paix. L’Organisation Gehlen et le réseau stay-behind en fournirent immédiatement les fondements.
La seule base juridique des opérations spéciales est la National Security Council Directive on Office of Special Projects (NSC 10/2) du 18 juin 1948. Classée top secret, elle n’a été rendue publique que cinquante ans plus tard [16]. Cette directive stipule que les opérations du réseau seront planifiées et conduites sous l’autorité d’un Bureau administrativement rattaché à la CIA et, en temps de guerre, en coordination avec l’état-major. Le chef de ce bureau est nommé par le secrétaire d’État, agréé par le directeur de la CIA, puis confirmé par le Conseil national de sécurité. Initialement, ce Bureau disposait d’une autonomie complète et n’était rattaché à la CIA que pour bénéficier d’un financement légal. En cas de désaccord entre le Bureau d’une part, et directeur de la CIA d’autre part, ou le Secrétaire d’État, ou encore le Secrétaire à la Défense, le litige ne pouvait être tranché que par le Conseil national de sécurité. Chaque autorité concernée devait désigner un officier de liaison auprès du Bureau et lui transmettre toute information requise, de sorte que le secret de l’existence même du Bureau fut conservé. La compétence du Bureau est ainsi définie : « Toutes activités, conduites ou favorisées par le Gouvernement contre des États ou des groupes hostiles, ou de soutien d’États ou de groupes amis, mais qui sont planifiées et exécutées de sorte que la responsabilité d’aucun Gouvernement [successif] des États-Unis ne puisse apparaître aux personnes non-autorisées, ou que, si elles sont découvertes, le Gouvernement des États-Unis puisse en dénier plausiblement la responsabilité. Précisément, de telles opérations comprennent toute activité secrète en relation avec : la propagande ; la guerre économique ; l’action préventive directe, incluant le sabotage, l’anti-sabotage, les mesures de destruction et d’exfiltration ; la subversion d’États hostiles, incluant l’assistance aux mouvements de résistance, aux guérillas locales et aux groupes de libération en exil ; et le soutien aux éléments anticommunistes locaux dans les États menacés du monde libre. Ces opérations ne comprennent pas les conflits armés conduits par des forces militaires reconnues, l’espionnage, le contre-espionnage, la couverture ou la tromperie pour des opérations militaires ».
L’organisation interne du réseau a été définie dans un mémorandum secret, rédigé par le premier directeur du Bureau à l’attention du directeur de la CIA [17]. Il est divisé en cinq groupes fonctionnels :
- le Groupe de guerre psychologique (presse, radio, rumeurs, etc.) ;
- le Groupe de guerre politique (aide à la résistance dans les États communistes, aide aux mouvements en exil, aide aux mouvements anticommunistes dans les pays libres, encouragement aux transfuges) ;
- le Groupe de guerre économique (empêchement d’achat de fournitures, manipulation des marchés, marché noir, spéculation sur les monnaies, contrefaçon, etc.) ;
- le Groupe d’action directe préventive (aide aux guérillas, sabotage, contre-sabotage, destruction, exfiltration, stay-behind) ;
- le Groupe « divers ».
Pour Truman et son équipe, la nouvelle guerre n’est pas de type conventionnel et n’oppose pas les États-Unis à l’URSS, mais elle est politique, économique et psychologique et oppose l’Occident au communisme. L’intérêt des États-Unis devient la défense des valeurs de ses « pères fondateurs » [18], donnant ainsi une dimension religieuse, sinon mystique, à la guerre froide. Tous les moyens doivent être mobilisés pour que les Occidentaux se reconnaissent dans le camp américain, s’identifient au « monde libre », se préparent à se sacrifier pour lui.
Le stay-behind n’est qu’une arme particulière dans cette croisade. L’expression « stay-behind » était utilisée par les services britanniques pour désigner ses agents restés en arrière de la ligne de front. Ils pouvaient avoir pour mission d’organiser une résistance locale en bénéficiant du parachutage d’armes et de moyens de transmission. Pendant la guerre froide, l’idée de ne pas attendre une occupation soviétique de l’Europe occidentale pour y préparer l’infrastructure de réseaux de résistance parut logique. De même l’idée de recruter, pour un réseau atlantiste de ce type, des anticommunistes habitués à l’action secrète allait de soi. Outre les agents nazis retournés par l’OSS, Carmel Offie continua à recruter des personnels dans les milieux d’extrême droite pour la nouvelle structure américaine. Concernant la faction ultramontaine [19] des catholiques, les Anglo-Américains passèrent un accord global avec le Saint-Siège par l’entremise du cardinal Francis Spellman.
Forts de ce raisonnement, des accords tripartites furent signés entre les États-Unis, le Royaume-Uni et chacun de leurs alliés autorisant Washington à agir sur leurs territoires à leur insu, de manière à les défendre face à l’infiltration communiste.
En 1949, les premiers accords furent intégrés dans un système multilatéral incluant la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg, la France et le Royaume-Uni. Il était géré par le Comité clandestin de l’Union occidentale (CCUO). Suite à la signature du Traité de l’Atlantique-Nord, ce système fut ouvert à de nouveaux États, et plus tard encore à des États neutres géographiquement situés aux marges de l’OTAN. Le CCUO devint alors le Comité clandestin de planification (CPC, Clandestine Planning Committee) puis, en 1958, le Comité allié de coordination (ACC, Allied Coordination Committee).
Le fondement juridique de ce dispositif est fourni par des protocoles secrets du Traité de l’Atlantique-Nord. Il n’est pas intégré pour autant à l’Organisation du Traité (OTAN), de sorte que le retrait français de l’OTAN (1966-95) n’a nullement impliqué son retrait du dispositif. La supervision du CCUO-CPC-ACC est assurée par les Anglo-Américains qui se sont réparti des zones d’influence : aux Britanniques le Benelux et la péninsule ibérique, aux Américains, tout le reste. La présidence du Comité est « tournante », elle revient à tour de rôle à chaque État membre.
Selon le colonel Oswald Le Winter, ancien officier traitant du Gladio au sein de la CIA, les protocoles additionnels du Traité de l’Altantique-Nord stipulent notamment que les États membres renoncent à poursuivre les agissements de groupes d’extrême droite lorsque ceux-ci sont utilisés pour les besoins du service. Ces documents auraient été signés pour la France par Robert Schuman, alors président du Conseil.
Aux États-Unis, ce service secret fut initialement dénommé Bureau pour la coordination politique (OPC). Son premier directeur fut Frank G. Wisner [20]. Il a été choisi par le secrétaire d’État, le général George Marshall, sur une liste [21] de six noms établie par son conseiller George F. Keenan en relation avec Allan Dulles. Irving Brown, représentant du syndicat AFL-CIO à Paris, et Norris Chapman, diplomate en poste à Paris, y figurent. Décrivant cette période, William Colby écrit : « Débordant de dynamisme et d’intelligence, Wisner ne ménagea pas sa peine et, en quelques mois, faisant largement appel à ses anciens collègues de l’OSS, mit sur pied, dans le monde entier, une espèce de nouvel ordre des Templiers, chargé de défendre la liberté occidentale contre l’obscurantisme communiste... et la guerre ».
Au début des années cinquante, le général Walter B. Smith, nouvellement nommé directeur de la CIA, exigea que le Bureau ne soit pas seulement administrativement rattaché à l’Agence, mais qu’il soit subordonné à son autorité. Il finit par obtenir sa fusion avec la Direction de la planification de l’Agence, en août 1952. Les autorités américaines admirent à cette occasion que l’OPC avait existé et prétendirent qu’elles venaient de le dissoudre. Elles ne pouvaient en effet reconnaître la fusion puisque les activités de l’ex-OPC restaient illégales. Le général Smith s’adjoignit le concours d’Allan Dulles, ex-chef de l’OSS et frère du secrétaire d’État John F. Dulles.
En contrepartie de sa perte d’indépendance, Frank G. Wisner disposa de moyens accrus, notamment d’un Centre de guerre psychologique, installé à Fort Bragg sous le commandement du major-général Robert A. McClure. Ce Psychological Warfare Center prit ultérieurement le nom de Special Warfare School (1956-68), puis d’Institute for Military Assistance (1969-83), et enfin de John F. Kennedy Special Warfare Center and School (depuis 1983). Fort Bragg est devenu l’une des plus importantes bases militaires dans le monde. C’est là que stationnent les unités spéciales, les « bérets verts ».
Selon le rapport Church, le réseau disposait déjà, en 1952, de trois mille collaborateurs, de quarante-sept postes à l’étranger et d’un budget annuel de deux cents millions de dollars. Wisner a toujours revendiqué comme exploits de son service la création de syndicats non communistes en Europe (1947-50), le renversement de Mossadegh en Iran (1953) et celui de Jacopo Arbenz au Guatemala (1954). Des opérations moins probantes ont été conduites en Albanie, en Ukraine, en Pologne et en Corée [22]. L’OPC étendait donc ses activités hors d’Europe.
En 1958, Richard M. Bissell succéda à Frank G. Wisner. Puis, Richard M. Helms, Desmond Fritzgerald, Thomas H. Karamessines et William E. Colby.
Depuis 1968, le Comité de liaison (CCUO-CPC-ACC) a été renforcé, selon une articulation et des modalités obscures, par une réunion annuelle de contact des services secrets européens, le Club de Berne.
En mars 1973, le dispositif fut à nouveau remodelé et la Direction prit sa dénomination actuelle de Direction des opérations. Elle fut dirigée par William Nelson, puis William Wells, John N. McMahon, Max C. Hugel, John H. Stein, Clair E. George, Richard F. Stolz. C’est dans cette période que les activités du stay-behind furent renforcées en Amérique latine. Une coordination des services argentins, boliviens, chiliens, etc. est mise sur place pour terroriser et éliminer les leaders des oppositions. Cette coordination peut compter sur le soutien des stay-behind espagnols, français, portugais, etc. pour espionner et assassiner ceux qui s’enfuient en Europe. C’est l’opération Condor, dont la direction opérationnelle est confiée à Klaus Barbie. Les responsables militaires latino-américains du stay-behind furent formés à l’US School of Americas de Fort Benning (Géorgie), devenue en 2001 Western Hemispheric Institute for Security Cooperation (WHISC) par des professeurs provenant de Fort Bragg. L’École des Amériques a été vivement critiquée après la publication de ses manuels internes et la révélation des cours de torture qui y étaient prodigués.
Simultanément, le stay-behind met en place une organisation internationale politico-militaire, la loge Propaganda Due (P2), régulièrement affiliée au Grand Orient d’Italie. Elle sert d’instrument privilégié pour articuler guerre politique et opérations spéciales. Licio Gelli, le grand-maître de la P2, avait été l’officier fasciste de liaison entre l’X2 de l’OSS et la Decima Mas du prince Valerio Borghese lors de la constitution du stay-behind en Italie. Son association réunissait plusieurs milliers de personnalités du monde de la politique, des armées, de la finance, de l’Église et des arts, dont neuf cent vingt-trois Italiens. Gelli était devenu un personnage central du dispositif atlantiste au point de figurer comme invité spécial aux cérémonies d’investiture de Bush, Carter et Reagan. La P2 établissait un pont entre les stay-behind et les agents des autres groupes du dispositif. Elle a été dissoute et ses membres font l’objet de diverses poursuites judiciaires aussi bien pour leur implication dans des tentatives de coups d’État que pour leur rôle dans la faillite du Banco Ambrosiano. Seules les listes des membres italiens et argentins de la loge ont été publiées.
Selon nos informations, la loge P2 a été reconstituée sous le couvert d’une ONG suisse de jumelage de communes dans le monde. Cette association disposant d’un statut consultatif auprès des Nations Unies, le fils de Licio Gelli, qui en assure la présidence, a pu participer à la dernière assemblée générale de l’ONU.
En 1986, les armes du Gladio, enfouies dans des conteneurs disséminés dans toute l’Europe, furent remplacées. Le réseau fut doté du matériel de transmission crypté le plus sophistiqué, le Harpoon. Ces acquisitions furent facturées par les Américains à chaque État membre.
En 1990, éclata en Italie le scandale du Gladio. Officiellement les stay-behind furent dissous partout en Europe. En réalité, ils continuèrent à fonctionner sans rien changer, sous le commandement de Thomas A. Twetten, puis de David Cohen.
Actuellement, le « Maître plan » du Pentagone prévoit de séparer à moyen terme les activités de guerre politique, économique et psychologique, des opérations spéciales. De la sorte, les militaires ne seraient plus cantonnés à des opérations commandos, mais pourraient s’investir massivement dans la guerre spéciale, qui reste en temps de paix sous contrôle du Département d’État. Il semble néanmoins que cette restructuration soit difficile à mettre en œuvre.
En outre, le développement d’une formation aux Affaires civiles à Fort Bragg a pour objet de préparer des personnels aptes à administrer des territoires occupés, dans le cadre de missions de maintien de la paix, et à y maximiser l’influence américaine [23].
Selon les accords conclus, seul le président du Conseil est tenu informé de l’activation du « stay-behind » local, d’abord dénommé « Mission 48 », puis « Arc-en-ciel » [24]. Il peut se faire communiquer les noms des agents opérant sur son territoireen envoyant un émissaire consulter la liste mise à jour à son attention au siège de la CIA américaine ou de l’Intelligence Service britannique. Le réseau comprend une cellule occulteauseindes principaux services militaires officiels (Sécurité militaire, services extérieurs, etc.) et civils (Renseignements généraux, Secrétariat général de la Défense nationale, etc.). Ainsi, lors de la création du stay-behind, le service 259/7 du SDECE, dirigé par Jacques Locquin, reçoit comme instruction de préparer l’exfiltration du gouvernement vers l’Afrique du Nord en cas d’invasion soviétique. De même, le chef des forces françaises d’occupation en Allemagne, le général d’armée Pierre Kœnig, est chargé de mettre en place des nœuds d’interception le long des axes potentiels de pénétration de l’Armée rouge.
Les agents sont recrutés sur le double critère de la compétence et de l’anticommunisme. Compte tenu des réseaux cagoulards [25] du colonel Pierre Fourcaud, il peut s’agir aussi bien d’anciens résistants que d’anciens agents nazis retournés et recyclés. Ils peuvent recevoir une formation commando au sein de la 11e Brigade parachutiste de choc à Cercottes (Loiret). Cette unité est constituée par le capitaine Paul Aussaresses. Selon la hiérarchie officielle, elle dépend du service Action des services secrets extérieurs (SDECE) placé sous le commandement du colonel Jacques Morlanne [26] mais, selon la hiérarchie occulte, elle dépend de l’OTAN par l’entremise du lieutenant-colonel Jacques Foccart. Éventuellement, à partir de 1952, les agents peuvent recevoir une formation complémentaire en guerre psychologique au Psychological Warfare Center de la CIA à Fort Bragg (Caroline du Nord). Une cellule du stay-behind, liée au SDECE, le « Brain Trust Action », est subordonnée à l’« Executive Action » de la CIA, pour exécuter des meurtres politiques. Pour permettre à des civils de se former au 11e Choc, le ministre des Anciens combattants, François Mitterrand, autorise l’utilisation de l’Association des réservistes volontaires parachutistes (ARVP). Et pour faciliter leur disponibilité, les Américains proposent des emplois de couverture. Par exemple, deux responsables régionaux du stay-behind, Gilbert Beaujolin et François Durand de Grossouvre (alias « Monsieur Leduc »), créent une société commerciale qui bénéficie aussitôt de la concession exclusive d’embouteillage de Coca-Cola [27].
Des cellules du réseau sont installées à l’abri de structures acquises à la lutte anticommuniste. Ainsi le groupe de l’ex-milicien Paul Touvier se trouve-t-il organisé au sein d’un ordre secret de chevalerie, la Militia Sanctæ Mariæ ; celui d’André Voisin au sein de l’association Réconciliation française ; ou celui de Roger Patrice-Pelat à l’intérieur d’une société ésotérique, l’Ordre du Prieuré de Sion. Ces cellules peuvent être rattachées à divers organismes de l’OTAN. En général, elles obéissent au CCUO-CPC-ACC, mais elles peuvent aussi être directement subordonnées au Supreme Headquarter Allied Powers Europe (SHAPE).
En 1947, l’OPC fut impliqué dans le Plan Bleu, une tentative de libération des épurés emprisonnés à Fresnes et de renversement de la République au profit de l’amiral Paul Auphan. L’affaire ayant avorté avant d’être lancée, John Foster Dulles rencontra discrètement le général De Gaulle, en décembre, afin d’envisager avec lui une opération de ce type si les communistes gagnaient les élections. À la même période, c’est par le biais d’Irwing Brown [28] et de Carmel Offie [29] que l’OPC provoqua la scission de la CGT et la création de Force ouvrière, ainsi que l’instrumentalisation d’une dissidence trotskiste contre les communistes orthodoxes. En 1958, le Bureau organisa l’accession au pouvoir de De Gaulle. Mais c’est encore le Bureau qui, en 1961, songea à remplacer De Gaulle par un autre général et encouragea le putsch des généraux d’Alger.
À l’initiative du major belge, J-M. Bougerol et du baron Benoît de Bonvoisin [30], le Bureau a utilisé comme couverture plusieurs associations sectaires [31]. Elles étaient toutes financées par l’entremise du Public Information Office (PIO) [32] de l’OTAN à Bruxelles. Ainsi, dans les années 70, l’Ordre souverain et militaire du Temple de Jérusalem (OSMTJ) fut utilisé par Charly Lascorz et le député Claude Marcus en lien avec le SAC de Jacques Foccart ; de même pour l’Ordre rénové du Temple (ORT) de Raymond Bernard et de Julien Origas [33], puis de Luc Jouret. Enfin, l’Ordre du Temple solaire (ORT) de Luc Jouret [34] et Joseph Di Mambro.
Le 12 novembre 1990, alors que l’Italie se débattait dans le scandale Gladio, le ministre de la Défense, Jean-Pierre Chevènement, reconnu qu’un Glaive avait existé en France. Maniant la langue de bois, il assura qu’il était resté dormant et ne s’était jamais ingéré dans la vie politique intérieure. Le lendemain, le président François Mitterrand indiqua qu’il avait récemment ordonné au général Jean Heinrich [35], qui le dirigeait en qualité de chef du service Action de la DGSE, de le dissoudre.
L’existence du stay-behind a été officiellement reconnue en Allemagne, en Autriche (réseau Schwert), en Belgique, au Danemark, en Espagne, en France (Rose des vents), en Grèce (Toison rouge), en Italie (Gladio), au Luxembourg, en Norvège, aux Pays-Bas, au Portugal, au Royaume-Uni, en Suède, en Suisse et en Turquie. Aucune investigation n’a été conduite au sein des institutions de l’Union européenne, bien que de nombreuses informations laissent à penser que le stay-behind en contrôle les rouages essentiels.
On peut citer plusieurs coups d’État, réussis ou manqués, qui peuvent lui être imputés : outre les événements de 1958 et 1961 en France, les complots Sogno et Borghèse en Italie, le coup des colonels en Grèce, celui contre Makarios à Chypre [36]. À ces opérations de vaste envergure, il convient d’ajouter de nombreuses opérations de déstabilisation politique et des assassinats comme celui du Premier ministre suédois, Olof Palme.
Thierry Meyssan
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