Mardi passé 20 décembre 2016 – retenons bien cette date – la Russie, l’Iran et la Turquie ont confirmé qu’ils avaient pris la main dans le dossier syrien, appelant à étendre le cessez-le-feu en vigueur à Alep, lors d’une réunion dont étaient notablement absents les États-Unis, leurs supplétifs européens, ainsi que ceux du Golfe et d’Israël… Un sacré coup de tonnerre !
Au terme de discussions tripartites à Moscou, le chef de la diplomatie russe – Sergueï Lavrov – a présenté une « déclaration commune ». Il y est souligné l’importance « d’élargir le régime de cessez-le-feu, de garantir un accès sans obstacle à l’aide humanitaire et de s’assurer de la libre circulation des populations sur le territoire syrien ». Les trois pays se sont déclarés prêts à être les « garants » de négociations de paix entre le régime syrien et l’opposition et à « contribuer à l’élaboration du projet d’accord », toujours selon Sergueï Lavrov. Évoquant ce format tripartite inédit, il a estimé qu’il était « le plus efficace » avant d’ajouter : « nous [la Russie et les États-Unis] sommes parvenus à des résultats en septembre, mais malheureusement les Américains n’ont pas pu agir comme nous en étions convenus », a-t-il ajouté, en référence à une tentative de trêve russo-américaine en Syrie qui a finalement échoué au bout d’une semaine. Cette réunion se tenait au lendemain de l’assassinat de l’ambassadeur russe à Ankara, tué par balle par un policier turc, qui a affirmé agir pour venger le drame de la ville d’Alep.

Conséquences stratégiques majeures de ce coup de tonnerre – dont prochetmoyen-orient.ch a souligné maintes fois les signes avant- coureurs – : la Russie renforce son dispositif militaire à Tartous, les Chinois et bientôt les Iraniens s’installent en Méditerranée et celle-ci n’est plus une mer occidentale… Bravo, Messieurs Obama, Cameron, Sarkozy, Hollande et Netanyahou. La Méditerranée devient ainsi une « mer globalisée ». Cet ajustement correspond sans doute à l’état réel du nouveau monde d’après Alep dont on ne mesure pas encore toutes les suites. La première – la plus joyeuse – signerait l’affirmation d’un monde davantage multipolaire, sinon plus équitable où les chancelleries européennes pourraient commencer par lever les sanctions qui frappent encore la Russie et instaurer un nouveau dialogue avec Moscou, et aussi Pékin, en s’affranchissant des obsessions hégémoniques de l’OTAN et des Etats-Unis.
La deuxième – la plus désastreuse -, verrait se consolider le retour de l’actuel climat de Guerre froide attisé par les Etats-Unis au profit de leurs seuls intérêts aveuglément cautionnés par des Européens soumis et en perte croissante d’indépendance et de dignité.
Enfin, la troisième perspective, sans effectuer une synthèse des deux précédentes, pourrait conforter les évolutions grises que nous connaissons lors de ce Noël 2016, faisant interagir plusieurs facteurs : incertitudes et décisions fantasques de Donald Trump ; incapacités des pouvoirs exécutifs européens à réagir de manière cohérente et concertée ; enfin, persistance renouvelée d’une menace terroriste installée plus que jamais au cœur même de nos logiques économiques, sociales et sécuritaires. Plus que jamais, le terrorisme – en effet – s’impose et fonctionne comme la face cachée de la mondialisation1.
Avant d’évoquer Berlin et Milan, parlons de Zurich où une fusillade a éclaté, à l’intérieur d’un centre islamique – à proximité de la gare le 19 décembre dernier – faisant trois blessés. L’auteur de la fusillade a été retrouvé mort à proximité du lieu de l’agression, les enquêteurs s’empressant d’affirmer qu’il « n’y avait pas de preuve permettant d’établir un lien entre le coupable et Dae’ch… » La police helvétique n’a pas donné pour autant plus de détails sur l’identité du cadavre et les circonstances de son décès : un homme d’une trentaine d’années, entièrement vêtu de noir, la tête couverte d’un bonnet de laine…
L’embarras des autorités suisses est bien compréhensible. Le centre islamique en question se situe au centre de Zurich. L’établissement est quotidiennement fréquenté par des dizaines de fidèles venus surtout du Maghreb, de Somalie et d’Erythrée. Plusieurs mosquées et centres islamiques de Suisse, dont ceux de Genève, ont été accusées ces derniers mois par les médias helvétiques de favoriser la radicalisation de leurs fidèles, et notamment des plus jeunes. En Suisse, comme en France, en Belgique, en Allemagne, en Italie, aux Pays-Bas et en Suède entre autres, les autorités ont du mal à admettre la dangerosité des mosquées salafistes et des vitrines – plus ou moins dissimulées – des Frères musulmans, financées par le Qatar et l’Arabie saoudite. Les banques suisses abritent des milliards de dollars en provenance des pays du Golfe et des mesures préventives de sécurité à l’encontre des Frères musulmans et des Salafistes indisposeraient fortement ces mêmes pays. On ne peut pas avoir le beurre, l’argent du beurre et le sourire de la crémière, c’est bien connu ! Par conséquent – les « gnomes de Zurich », comme les a baptisés notre ami Jean Ziegler – considèrent, comme leurs homologues européens, que la poursuite des affaires vaut bien certains arrangements diplomatico-financiers et quelques… victimes expiatoires.
Cette schizophrénie dure depuis plus de trente ans. Au lendemain de l’attentat de Louxor (63 victimes dont 35 ressortissants suisses), l’auteur de ces lignes demandait à Madame Carla Del Ponte – alors Procureur général de la Confédération – pourquoi elle n’ouvrait pas d’instruction contre les banques, sociétés fiduciaires et autres officines financières liées aux pays du Golfe et à la Confrérie des Frères musulmans, installées en Suisse et tout particulièrement au Tessin, aux portes de Milan qui constitue une plateforme de l’Islam radical européen depuis des décennies. Réponse : « mais mon cher, mon métier n’’est pas de déstabiliser les places bancaires suisses et italiennes… »
Dans le même temps, les autorités suisses lançaient des procédures, non pas à l’encontre des égorgeurs des GIA (Groupes islamiques) algériens – au bénéfice de l’asile politique en Suisse, en France et d’autres pays européens -, mais ciblant des officiers supérieurs et généraux de l’Armée nationale populaire algérienne (ANP) !!! En première ligne, ces derniers avaient pourtant relevé le défi de la menace terroriste, évitant que leur pays ne soit rayé de la carte comme le furent l’Afghanistan, l’Irak, la Libye, le Yémen et la Palestine…
Dernièrement, un ancien de la CIA – John Nixon, quelqu’un de sérieux que nous connaissons bien – vient de publier un livre (Debriefing the President : the interrogation of Saddam Hussein) expliquant comment et pourquoi Londres et Washington ont délibérément décidé de casser l’Irak au printemps 2003 pour favoriser l’émergence d’un « Etat islamique ». Bien-sûr, la presse parisienne ne parlera pas de ce livre et les  « Bobos » hurleront au complot et aux thèses conspirationnistes. Toujours est-il que lorsque des dizaines de camionnettes Toyota hérissées de fous de Dieu, kalachnikov au poing, traversent des zones désertiques sous observation satellitaire américaine permanente afin de réinvestir Palmyre, personne ne bouge et surtout pas la grande Coalition internationale anti-Dae’ch (60 pays) dirigée par Washington ! Allez comprendre !
Dans le même temps, d’autres attentats extrêmement meurtriers continuent à ensanglanter l’Irak, la Jordanie, le Pakistan, la Somalie, le Caucase, sans parler des pays de la bande sahélo-saharienne. En vertu de la loi non écrite du kilomètre-mort, qui veut que les médias s’intéressent d’abord à leurs victimes de proximité, la grande presse internationale n’en parle même plus- considérant ces événements, non plus comme des faits extraordinaires, mais comme des accidents banals et normaux des autoroutes de la mondialisation… Quand cela se passe chez nous ou presque, et surtout lorsque le mode opératoire de l’attaque rappelle celui de La Promenade des Anglais de Nice (14 juillet 2016), on ne peut pas ne pas se reposer quelques questions fondamentales.
« Alors que les critiques pleuvent et dénoncent les ratés de l’enquête, la chancelière s’est rendue jeudi au siège de la police criminelle à Berlin. Aussi livide que mardi, lorsqu’elle s’était exprimée pour la première fois sur le drame, Angela Merkel a tenté de défendre le travail des enquêteurs », souligne Nicolas Barotte du Figaro. « Jeudi soir, Anis Amri, recherché dans toute l’Europe, n’avait pas été interpellé. Mais il ne fait plus de doute qu’il était le conducteur du camion-bélier qui a causé la mort de 12 personnes lundi à Berlin : ses empreintes digitales ont été retrouvées sur le véhicule, « ainsi que d’autres indices ». Le procureur général a officiellement lancé un mandat d’arrestation.
« Après Mohamed Lahouaiej Bouhlel, l’auteur de l’attentat de Nice, c’est à nouveau un ressortissant de Tunisie, Anis Amri, qui est aujourd’hui recherché par les polices européennes, pour avoir foncé avec un camion sur un marché de Noël de Berlin », souligne Thierry Portes du Figaro. « Ce nouvel attentat, également revendiqué par l’« État islamique », vient rappeler le poids démesuré qu’un petit pays d’environ 10 millions d’habitants a pris dans le terrorisme international. Rapporté au chiffre de sa population, la Tunisie est le premier exportateur de jihadistes au monde. Plus de 5 000 de ses ressortissants sont partis sur les zones de combats d’Irak, Syrie et Libye. Plus de 800 sont revenus au pays. Et, à l’évidence, parmi les jihadistes tunisiens, un certain nombre sont susceptibles de frapper en Europe ».
Finalement tué à Milan, le terroriste Anis Amri affiche une biographie qui confirme les dynamiques, maintes fois déconstruites par prochetmoyen-orient.ch, menant de la délinquance au terrorisme. Hormis les questions légitimes que l’on peut se poser sur les procédures suivies par les services de sécurité allemands à l’encontre d’individus radicalisés et jugés « dangereux », cette nouvelle affaire pointe, à nouveau, d’autres évidences récurrentes. Celles de l’interface délinquance/terrorisme ; de la radicalisation en milieu carcéral ; de la mauvaise coordination des services de sécurité entre l’Allemagne, la Belgique, l’Italie et la France ; enfin, des nombreux dysfonctionnements des politiques européennes d’asile, incapables d’endiguer les pratiques de « l’Asile-shopping » des réfugiés dont les flux ne s’atténueront pas quels que soient les règlements militaires et politiques qui finiront par s’imposer en Syrie et en Irak !
La coordination des procédures d’examen des demandes d’asiles entre pays européens ne fonctionne pas ! Selon les réglementations de Dublin I, II et III, c’est bien le premier pays de transit d’un réfugié – quel qu’il soit – qui doit examiner et traiter la demande. En l’occurrence, dans le cas du terroriste de Berlin – Anis Amri -, les Allemands auraient dû le renvoyer en Italie. L’Italie ayant refusé de l’accueillir, Anis Amri aurait dû être reconduit dans son pays d’origine : la Tunisie. En pratique, les réfugiés brûlent souvent leurs papiers d’identité pour éviter d’être expulsés. Dans ce cas précis, les autorités tunisiennes ne l’ont pas reconnu au moins dans un premier temps comme l’un de leurs ressortissants. Là-aussi, on peut quand même se demander si les autorités tunisiennes n’avaient pas d’autres moyens d’établir et de confirmer la véritable identité d’Anis Amri…
Avec ce dernier attentat qui relie Berlin, Milan et Tunis, on ne peut que le constater une nouvelle fois : la plasticité de la menace terroriste remet foncièrement en cause les logiques stato-nationales qui se sont diluées dans des mécanismes européens et multilatéraux flous, improbables et inefficaces. Ces derniers fonctionnent selon les mêmes logiques économiques, commerciales et financières de la mondialisation sauvage. Cette évolution « disruptive », pour reprendre un concept cher à Bernard Stiegler s’impose et nous impose des mécanismes autoritaires et des pratiques sociales qui détruisent principalement trois choses : les Etats-nations, les services publics et les politiques de redistribution sociale.
Installées au cœur même du capitalisme contemporain, les figures actuelles du terrorisme prospéreront autant que celles d’une mondialisation dérégulée, abandonnée aux décideurs de Wall Street, de la City et de l’OTAN. Tant que la mondialisation devenue folle, globale et mortifère n’aura pas été quelque peu régulée par des Etats-nations souverains et indépendants, nos sociétés continueront à produire des Anis Amri et d’autres crétins tout aussi ignorants, débiles et meurtriers. Joyeux Noël tout de même et à la semaine prochaine.
Richard Labévière

1 Richard Labévière : Terrorisme, face cachée de la mondialisation. Editions Pierre-Guillaume de Roux, novembre 2016.